Brésil, Brésils I
Aborder l’art contemporain brésilien avec le seul langage de l’art contemporain est difficile de même qu’il est difficile d’aborder l’œuvre de Jackson Pollock seulement dans la perspective du langage de l’art moderne et sans rien connaître de l’histoire de l’Amérique du Nord. Cela reste possible mais restrictif et peu savoureux. Pour comprendre le Brésil il faut d’abord y voyager, aimait à dire Jorge Amado. À défaut de pouvoir le faire, la littérature et le cinéma brésilien sont des invitations fortes à la découverte.
Deux courts textes consacrés à Jorge Amado et Glauber Rocha nous y invitent.
Jorge Amado “Capitaine des sables”
Jorge Amado (1912-2001) est certainement l’écrivain brésilien le plus populaire. Jorge Amado naît en 1912 à Ferradas, dans une plantation de cacao du Sergipe, au sud de la province brésilienne de Bahia, "terre violente" que les planteurs se disputent arme au poing. C'est en 1931, après l'arrivée au pouvoir du dictateur Getulio Vargas, que Jorge Amado, journaliste débutant, publie son premier roman, Le Pays du Carnaval. Il a dix-neuf ans … C'est la même année qu'il se met à militer très activement au Parti Communiste, alors interdit au Brésil. Sa vie, dès lors, n'est qu'une suite d'exils, d'errances et de retours … Ses premiers livres reflètent son engagement ; Cacao, Suor, qui décrivent la misère et l'oppression des classes populaires brésiliennes … À partir de Bahia de Tous les Saints (1935), le souffle épique l'emporte sur l'aspect militant, sans pourtant le diminuer … Jorge Amado se décrit lui-même comme “l'anti-docteur par excellence; l'anti-érudit, trouvère populaire, écrivaillon de feuilletons de colportage, intrus dans la cité des lettres, un étranger dans les raouts de l'intelligentsia» … Il est le romancier le plus célèbre de et dans son pays, traduit dans plus de quarante langues. Pour son quatre-vingtième anniversaire, des foules s'étaient massées place du Pelhourino, à Bahia, pour un concert d'hommage et d'amitié donné par Gilberto Gil, Maria Bethania, Caetana Veloso.
http://authologies.free.fr/amado.htm
Bahia de Tous les Saints
Article d'Albert Camus (Alger Républicain, 9 avril 1939)
Un livre magnifique et étourdissant. S'il est vrai que le roman est avant tout action, celui-ci est un modèle du genre. Et l'on y lit clairement ce que peut avoir de fécond une certaine barbarie librement consentie. Il peut être instructif de lire Bahia de Tous les Saints en même temps, par exemple, que le dernier roman de Giraudoux, Choix des Elus. Car ce dernier figure assez exactement une certaine tradition de notre littérature actuelle, qui s'est spécialisée dans le genre "produit supérieur de la civilisation". À cet égard, la comparaison avec Amado est décisive.
Peu de livres s'éloignent autant des jeux gratuits de l'intelligence. J'y vois au contraire une utilisation émouvante des thèmes feuilletonesques, un abandon à la vie dans ce qu'elle a d'excessif et de démesuré. De même que la nature ne craint pas, à l'occasion, le genre "carte postale", de même les situations humaines sont souvent conventionnelles. Et une situation conventionnelle bien sentie, c'est le propre des grandes oeuvres. Dans une grande capitale ouverte sur la mer, Antonio Balduino, nègre, pauvre et illettré fait l'expérience de la liberté. Éprouver la liberté, c'est d'abord se révolter. Le sujet du roman, s'il en a un, c'est la lutte contre les servitudes d'un nègre, d'un miséreux et d'un illettré, et cette exigence de liberté qu'il sent en lui. C'est la quête passionnée d'un être élémentaire à la recherche d'une révolte authentique.
C'est une révolte qui fait du nègre un boxeur, et un boxeur triomphant. C'est une révolte qui pousse le misérable à refuser tout travail organisé et à vivre splendidement dans les joies de la chair. Boire, danser, aimer des mulâtresses, le soir, devant la mer, autant de richesses inaliénables, conquises à force de virilité. Et c'est encore une révolte, mais celle-là plus subtile et née dans le profond du cœur qui pousse le nègre ignorant à chanter sur sa guitare et à composer d'étonnantes chansons populaires.
Mais toutes ces révoltes mêlées ne font pas une âme confiante. Si Antonio Balduino vit de toutes ses forces, il n'en est pas pour autant satisfait. Qu'une grève arrive, il se jettera tout entier dans le mouvement. Et il reconnaît alors que la seule révolte valable et la seule satisfaisante, c'est la révolution. C'est du moins la conclusion de l'auteur. Je ne sais pas si elle est vraie, mais ce qui est psychologiquement vrai, c'est que le héros d'Amado rencontre alors le sens d'une fraternité qui le délivre de la solitude. Et il est dans la nature de cet être instinctif de s'en satisfaire absolument.
Au reste, qu'on ne s'y trompe pas. Il n'est pas question d'idéologie dans un roman où toute l'importance est donnée à la vie, c'est-à-dire à un ensemble de gestes et de cris, à une certaine ordonnance d'élans et de désirs, à un équilibre du oui et du non et à un mouvement passionné qui ne s'accompagne d'aucun commentaire. On n'y discute pas sur l'amour. On s'y suffit d'aimer et avec toute la chair. On n'y rencontre pas le mot de fraternité, mais des mains de nègres et des mains de blancs (pas beaucoup) qui se serrent. Et le livre tout entier est écrit comme une suite de cris ou de mélopées, d'avances et de retours. Rien n'y est indifférent. Tout y est émouvant. Encore une fois, les romanciers américains nous font sentir le vide et l'artifice de notre littérature romanesque.
Un dernier mot : Jorge Amado avait 23 ans lorsqu'il publia ce livre. Il a été expulsé du Brésil pour l'avoir vécu avant de l'avoir écrit.
Glauber Rocha “L’esthétique de la faim”
Théoricien du cinéma autant que cinéaste radical et poète visionnaire, Glauber Rocha, né en 1938 à Bahia, a laissé beaucoup de textes. Ces extraits de textes autour de son idée phare, l’esthétique de la faim, ont été réunis par Chantal Rayes.
« À sa sortie en 1967, Terre en transe a été exécré par la critique, de droite comme de gauche, subissant l'une des plus grandes polémiques intellectuelles de l'histoire du cinéma brésilien. On a dit, par exemple, que ce film avait "faim d'absolu" au lieu de dénoncer la "faim physique" du peuple brésilien. »
«Or c'est un mensonge, car la faim est le nerf de la société elle-même au Brésil et, de Aruanda à Vidas Secas, tout le cinema novo a rendu incandescents les thèmes liés à la faim : personnages mangeant de la terre, personnages qui tuent pour manger, personnages sales, laids, décharnés, habitant dans des maisons sales, laides, obscures : ce fut cette galerie d'affamés qui identifia le cinema novo avec la misère, ce que ne supportait pas le gouvernement, mais pas plus une part de la critique, des producteurs et le public, ce dernier refusant les images de sa propre misère. Nous savons, nous qui avons fait ces films laids et tristes, ces films criés et désespérés, que la faim ne sera pas résolue par les planificateurs de cabinet. /…/
La plus noble manifestation de la faim est la violence. Et le cinema novo porte une esthétique de la violence : primitive, révolutionnaire, afin que le colonisateur comprenne l'existence du colonisé. Tant qu'il ne lève pas les armes, le colonisé est un esclave. Le cinema novo est une façon de lever les armes, il appartient aux peuples colonisés : partout où il y a un cinéaste disposé à filmer la vérité, il y aura un germe de cinema novo. Voilà la définition du cinema novo : c'est une esthétique de la faim qui refuse tout compromis avec le cinéma industriel, avec le mensonge et l'exploitation. » /…/
«Paulo Martins [le poète et héros de Terre en transe] est un type qui va à droite et à gauche, c'est le communiste typique d'Amérique latine. Il appartient au parti sans lui appartenir. Il se met au service du parti quand celui-ci fait pression mais il est aussi au service de la bourgeoisie. Au fond, il méprise le peuple. La révolution n'éclate pas quand il le veut, et c'est pourquoi il prend une position à la Don Quichotte. Il n'a pas réussi à signer le noble pacte entre le cosmos sanglant et l'âme pure du gladiateur défunt, comme le disait Mario Faustino, le poète brésilien qui a chanté le dilemme de nos intellectuels de gauche, tiraillés entre la poésie et la lutte politique. C'est l'un des principaux problèmes d'Amérique latine, la situation de l'intellectuel car, dans les pays sous-développés, la misère du peuple est muette, le peuple n'a pas conscience de sa misère. Seuls les intellectuels en ont conscience et ils veulent "conscientiser" le peuple mais ils sont une minorité et sont désespérés face à leur impuissance à faire la révolution. »
http://www.20six.fr/Marcelle_et_Marcel/archive/2004/05/
Brésil, Brésils II
Lors de mes recherches sur l’art contemporain brésilien, trois œuvres se sont rapidement imposées comme point de repère, comme images récurrentes, revenant sans cesse comme pour me servir de guide, d’initiation : les « Parangolé » d’Hélio Oiticica, « Situaçao T/T, 1 » d’Artur Barrio et « Semeando Sereias » de Tunga. Trois œuvres clefs pour aborder l’art contemporain brésilien : le tropicalisme allié au néo concrétisme d’Oiticica, l’activisme artistique de Barrio et la mythologie romanesque de Tunga.
Les « Parangolé » ont été conçus au cours de la seconde moitié des années 60 par Hélio Oiticica, considéré par beaucoup comme l’un des pionniers, avec Lygia Clarke, de l’art contemporain au Brésil. Parangolé, mot intraduisible, qui donne lieu à des programmes « ambiental », autre terme que l’on m'a dit intraduisible, entre performance, installation, danse et art éphémère, sorte de happenings urbains où se mêlent musique, expressions culturelles et politiques. Ce qui caractérise un Parangolé : un homme recouvert d’étoffes, le plus souvent un habitant de la favela de Mangueira. Ces étoffes ressemblent autant à des capes qu’à des haillons. D’autres fois, l’homme est harnaché de nattes, de coussins-matelas parfois recouverts d’inscriptions revendicatives. L’homme est en mouvement, dans des lieux publics, à l’intérieur comme à l’extérieur, il virevolte tout comme le ferait un danseur contemporain, un amateur de carnaval ou encore un officiant de candomblé, rites initiés par les esclaves noirs. L’esthétique de ces « programma ambiental » est à la croisée de tant de cultures, de l’art contemporain aux favelas, qu’elle est, de fait, profondément brésilienne. Ces “Parangolé” sont une des formes d’expressions d’Hélio Oiticica, né en 1937 et décédé en 1980, qui confirment, comme l’écrit le peintre américain Stuart Davis, que l’universel se trouve dans le local.
« Situaçao T/T, 1 » fait partie d’une série d’actions menées par Artur Barrio entre 1969 et 1970. Ces actions constituent à abandonner sur la place publique des paquets de viande de 60 kg, le poids d’un être humain, emballés sommairement dans du tissu taché de sang. Effroi des passants découvrant le contenu de ces paquets, scandale médiatique de cet art provocant et engagé dénonçant les assassinats politiques, parlant de tous ces corps jamais retrouvés, jamais identifiés. Œuvre emblématique de l’engagement d’artistes dans un pays qui a connu la fin de la dictature en 1985. Autre œuvre de Barrio le « Livro de carne », un livre vierge dont chaque page est une fine tranche de viande, tranche de chair fraîche.
« Semeando Sereias » est une série d’actions réalisées par Tunga en plusieurs occasions entre 1987 et 1993. Décrire la série de photographies en noir et blanc, seules traces de ces actions réalisées sans public. Une avancée rocheuse face à la mer, l’artiste s’y trouve debout. À moitié immergée dans l’eau retenue par une cavité rocheuse, la représentation réaliste de la tête de l’artiste. Tête coupée comme guillotinée. Une séquence photo nous montre l’artiste marchant à proximité de cette cavité. Sur l’une des photos, il a saisi la tête, la portant dans ses bras comme l’on porte un enfant. L’on remarque alors la longueur de sa chevelure trempée semblable à une liane, une longue tresse, un cordon ombilical.
Tunga s’intéresse à la mythologie, la gémellité est au centre de son œuvre. L’on y retrouve des personnages siamois par les cheveux. La dernière photo de cette série nous montre Tunga, ayant saisi cette (sa) tête par l’extrémité de sa longue chevelure, la faire tournoyer dans l’air et la lancer au large de toute sa force et détermination, semblable dans l’effort à celui du lanceur de poids. Œuvre énigmatique qui m’évoque le saut dans le vide de Klein. La dimension symbolique et la radicalité du geste y sont tout aussi intenses. Face à la mer, Tunga semble se libérer de l’identité de cet autre qui est aussi lui. De cette partie de lui, comme de la grande majorité des Brésiliens, qui est arrivée, il y a longtemps, par la mer. Un geste libérateur ? Se libérer d’un passé pour être enfin et pleinement soit, enfin et pleinement Brésilien, enfin et pleinement métisse !
Hervé Perdriolle
Brésil, Brésils III
Organiser une exposition comporte toujours des limites dont, simplement, celles de l’espace dont on dispose et du nombre d’artistes que vous pouvez y montrer. Cette contrainte, concernant une exposition sur l’art contemporain brésilien, est particulièrement frustrante tant elle est restrictive au regard d’une diversité culturelle que l’on souhaiterait pouvoir plus largement embrasser. Exposer Mestre Didi (photo ci-contre), l’un des rares artistes brésiliens, avec Rubem Valentim, à avoir construit son œuvre autour des candomblés et plus particulièrement des orixas, rites et représentations symboliques importés et développés par les esclaves noirs à leur arrivée au Brésil, exposer Bispo do Rosario (1909-1989), sans doute le seul auteur d’art brut à avoir représenté son pays, le Brésil, à la Biennale de Venise, ou encore et parmi d’autres Franz Krajcberg, dont la portée écologique de l’œuvre, à l’instar de Claudia Andujar, est l’une des thématique forte et singulière propre à de nombreux artistes brésiliens, toutes générations confondues, aurait étéun plaisir intense.
À défaut d’avoir pu le faire, et en forme d’épilogue, voici quelques lignes à propos de Franz Krajcberg.
Franz Krajcberg
Franz Krajcberg est né en 1921 en Pologne et a immigré en 1947 au Brésil. Son œuvre a été montrée en France en 1998 à la Fondation Cartier et en 2005 à Paris au Parc de Bagatelle dans le cadre de l’année du Brésil. Franz Krajcberg s’est mobilisé très tôt contre la déforestation de la forêt Amazonienne au cœur de laquelle il vit et travaille. Son œuvre illustre son engagement radical. La part la plus emblématique de son travail est faite d’immenses troncs ou branches d’arbres récupérés sur les lieux de la déforestation, troncs et branches noircis par le feu. Ces troncs et branches sont colorés à l’aide de pigments naturels que Krajcberg va lui-même chercher dans la région du Mina Gerais (littéralement Mines Générales). Ceux-ci, parfois assemblés, sont érigés dans l’espace comme des totems qui semblent alors convoquer les esprits de la forêt, défier la violence et la cupidité de l’homme. Simplement rapporter ces propos de Krajcberg entendus dans un documentaire qui lui est consacré. Krajcberg est au cœur d’une vaste zone en voie de déforestation par le feu. Le paysage est un paysage de cendres où quelques formes s’érigent encore dans les brumes, tordues, noircies, brûlées. De-ci de-là quelques fumerolles, quelques braises encore incandescentes expirent lentement comme un cœur malade cesse lentement mais inexorablement de battre. Krajcberg parle de son passé, de son enfance, celle d’un juif polonais dont toute la famille a été déportée et a fini dans les fours crématoires. Chaque parole est accompagnée de silence. Le passé ressurgit, s’inscrit autant dans la parole que dans les silences. Les souvenirs rejoignent le présent, les émotions se superposent. Toute cette famille qu’il n’a jamais connue et, face à lui, ces cendres, ces braises. Passé et présent ne font plus qu’un et laissent place à l’émotion, à la colère. Crime contre l’humanité, crime contre la nature…
"Mes travaux sont mon manifeste. Le feu est la mort, l'abîme. Le feu m'accompagne depuis toujours. La destruction a des formes. Je cherche des images pour mon cri de révolte."
Hervé Perdriolle
Les nombreux séjours de Krajcberg en France l’ont amené à se lier d’amitié avec Pierre Restany. En 1978, Krajcberg invite Pierre Restany à remonter le Rio Negro par voie fluviale. Au cours de ce voyage Restany écrira un manifeste méconnu et pourtant fantastique intitulé « Manifeste du naturalisme intégral », manifeste co-signé par Franz Krajcberg et Seep Baendereck.
« Le naturalisme comme discipline de la pensée et de la conscience perceptive est un programme ambitieux et exigeant, qui dépasse de loin les perspectives écologiques actuellement balbutiantes. Il s'agit de lutter beaucoup plus contre la pollution subjective que contre la pollution objective, la pollution des sens et du cerveau, beaucoup plus que celle de l'air ou de l'eau. »
Extrait du manifeste consultable sur le site http://lanore.club.fr/fkmanifeste.html